PREMIER VOL


Wilbur Wright en 1905
à l'âge de 38 ans
.

Orville Wright en 1905
à l'âge de 34 ans.

 

De Dayton en octobre 1902, Wilbur et Orville Wright entreprirent les préparatifs de leur prochain séjour à Kitty Hawk. C'est sans arrière-pensée de profit que les frères s'étaient lancés dans la recherche aéronautique mais ils étaient décidés désormais à revendiquer au plus vite toute la renommée et l'argent que leur apporterait la maîtrise de l'air. Ils avaient de bonnes raisons pour agir ainsi. Leurs travaux se divulguaient rapidement au sein de la communauté aéronautique mondiale, et ils savaient que d'autres, en s'appropriant leurs idées, pourraient bien les distancer dans la course au vol propulsé.
En France déjà, Ferdinand Ferber expérimentait des planeurs fondés sur les descriptions fournies par Wilbur au cours de sa conférence de 1901 devant la Western Society of Engineers; avant la fin de cette année, Ferber avait tenté, sans succès, de faire voler un modèle réduit à moteur. Et, de Washington, Samuel Langley venait d'écrire aux Wright pour obtenir des renseignements sur leurs «Surfaces courbes spéciales», s'invitant presque à Kitty Hawk pour assister à leurs expériences.
Poliment éconduit, Langley insista; en décembre, il demanda à Octave Chanute d'intercéder en sa faveur auprès des Wright, expliquant qu'il voulait en apprendre davantage sur «leur système de commandes». De toute évidence, l'éminent responsable de la Smithsonian Institution était à la recherche d'informations qu'il pourrait utiliser dans la construction de son «Aerodrome» en vraie grandeur. Chanute transmit la demande; Wilbur répondit que ni lui ni Orville n'avaient de temps à consacrer à Langley. «De nombreux problèmes nous occupent actuellement», expliqua-t-il.
L'un d'entre eux au moins nécessitait une solution immédiate: la construction d'un moteur léger. Les Wright avaient opté pour le moteur à essence, avec l'espoir qu'ils en trouveraient un auprès des nombreux constructeurs d'automobiles américains. Mais aucun d'entre eux ne répondit aux spécifications émises par les frères, et tous leur étaient proposés à des prix prohibitifs.
Pleins de ressources comme à l'accoutumée, les frères Wright décidèrent d'étudier et de construire leur propre moteur. Toute leur expérience en la matière se limitait à la construction du petit générateur équipé d'un seul cylindre qui actionnait les machines de leur atelier, mais les frères se sentaient de taille à résoudre le problème. Ils se proposèrent de réaliser un appareil d'un aérodynamisme si parfait que sa propulsion n'exigerait guère de moteur compliqué ou puissant.
Les Wright se firent assister dans leur entreprise par l'habile mécanicien Charles Taylor. L'improvisation constitua la base de leur travail. «Nous ne dressâmes aucun plan», rapporte Taylor. «L'un de nous dessinait la pièce dont nous parlions sur un morceau de papier que je clouais au-dessus de mon établi.» Puis Taylor fabriquait la pièce, à l'aide de la perceuse et du tour, qui constituaient les seules machines à travailler le fer de l'atelier.
Le mécanicien réalisa en six semaines seulement le moteur à quatre cylindres à l'aide de cet outillage rudimentaire. Avec ses 63 kg et sa puissance de 12 ch, il ne s'agissait pas d'une machine très sophistiquée. Mais, pour un poids moindre, elle développait davantage de puissance que les moteurs proposés par les fabricants d'automobiles. Et les frères étaient persuadés que, malgré sa petite taille, elle serait parfaitement capable de propulser leur machine volante.
Tandis que le moteur était en cours de construction, Wilbur et Orville s'attaquèrent au problème de l'hélice. Les Wright croyaient qu'il s'agissait d'une question relativement facile. Les navires utilisaient l'hélice depuis longtemps, et les frères avaient l'intention de travailler à partir des formules établies par les ingénieurs des constructions navales. Mais le problème se révéla en fait beaucoup plus compliqué que cela, car, malgré de minutieuses recherches effectuées dans les bibliothèques, Wilbur ne découvrit rien de satisfaisant. Les hélices de bateau s'étaient, semble-t-il, développées à travers des essais successifs, et on savait peu de chose sur leur comportement réel. En fait il n'existait aucune théorie du fonctionnement de l'hélice, aussi bien dans l'eau que dans l'air.
Les Wright n'avaient pas le loisir d'appliquer à la construction de leur hélice les méthodes empiriques fondées sur une série d'essais successifs des formes qu'utilisaient les ingénieurs navals. Ils durent au contraire, avant de commencer la fabrication, effectuer des études et des calculs personnels qui leur permettent de concevoir une hélice véritablement efficace.
Ils se rendirent compte bien vite que l'hélice aérienne se présentait fondamentalement comme une aile d'aéroplane animée d'un mouvement circulaire. Ils savaient déjà comment étudier le comportement de surfaces se déplaçant en ligne droite, aussi leur parut-il logique d'appliquer les mêmes méthodes pour une hélice tourbillonnante. Cependant, ainsi que les frères l'écrivirent par la suite, le problème se révéla, au fur et à mesure de leur étude, beaucoup plus complexe. «La machine se déplaçait en avant, l'air dans le sens opposé, les hélices tournaient latéralement, tout bougeait, et il paraissait impossible de trouver un point de départ nous permettant d'analyser des réactions différentes et simultanées. C'était la confusion la plus totale.»
Pendant plusieurs semaines, l'atelier des Wright devint le siège de discussions animées, qui menaient à de violents échanges de mots entre Wilbur et Orville. Les frères mirent trois mois à effectuer les mesures et les calculs nécessaires à la mise au point de leurs hélices. En avril 1903, celles-ci étaient terminées. Chacune des pales, longue de 2,4 mètres sur 45 cm, délicatement profilée, comprenait trois épaisseurs de- planches de sapin mesurées avec précision, soigneusement encollées, et mises en forme à la hachette et à la plane. Ces hélices, construites pour la première fois à partir de calculs rigoureux, seraient montées en arrière de la voilure, pour éviter à l'appareil de subir la turbulence créée par le mouvement des pales, et tourneraient en sens contraire, afin de neutraliser l'effet de couple.
L'appareil lui-même était encore en cours de construction, et l'on ne pouvait être assuré du succès avant de l'avoir achevé et essayé. Cependant les Wright sautaient littéralement de joie à mesure que leur travail avançait et qu'ils prenaient confiance dans leur machine propulsée. Dans une lettre enthousiaste adressée le 7 juin 1903 à son ami George Spratt, Orville décrivait la mise au point des hélices. «Tous les travaux que nous avons pu consulter ne présentaient aucun intérêt», écrivait-il, «aussi nous sommes-nous efforcés d'établir notre propre théorie sur la question; nous avons découvert très vite, comme d'habitude, que les hélices construites jusqu'à maintenant reposaient toutes sur des calculs faux.» Ils avaient donc, expliquait-il, fabriqué leurs propres hélices à partir de leurs calculs personnels «qui, eux, se sont révélés parfaitement justes», soulignait de plus Orville.
La conception d'hélices ne constituait pas le seul domaine dans lequel les frères aient damé le pion aux prétendus experts. «Nous nous sommes également livrés à des essais pour déterminer la meilleure forme à donner aux mâts de notre machine», écrivait Orville, «et là aussi, nous nous sommes rendu compte que tous s'étaient trompés sauf nous!!!» Il faisait remarquer, presque naïvement «N'est-il pas surprenant que tous ces secrets soient restés cachés pendant tant d'années pour que nous puissions nous-mêmes les découvrir!!»
En vérité, avec la mise au point de leurs hélices, lés Wright avaient découvert ou perfectionné tous les éléments essentiels du vol humain que les plus habiles chercheurs avant eux n'avaient pas pu trouver. Leur système de commandes était au point. La forme des ailes de leur machine avait été étudiée de manière à assurer la portance optimale. Le moteur et les hélices avaient été conçus pour offrir le maximum de poussée nécessaire au vol soutenu, et annuler ainsi la traînée provoquée par la résistance de l'air de même que la force de gravité, due au poids de l'appareil lui-même. Les Wright étaient quasiment convaincus que leur machine parviendrait à voler; et qu'il ne leur restait plus qu'à passer aux essais, afin de démontrer à quel point ils avaient bien tiré parti de leurs découvertes.
Les tests devaient bientôt avoir lieu, mais les deux frères étaient loin de se douter des difficultés qu'ils allaient rencontrer.

Leur arrivée aux dunes de Kitty Hawk, le 25 septembre 1903, ressembla à celles des années précédentes. Dès le lendemain, le camp de Kill Devil Hills se trouvait à nouveau habitable, et en attendant l'arrivée, en provenant de Dayton, des pièces et du matériel nécessaires à la construction de leur nouvelle machine, les frères entreprirent de bâtir un second hangar, pour y entreposer l'appareil à moteur et y aménager un atelier. En même temps ils remirent en état de vol le planeur de 1902, et bientôt on les vit de nouveau survoler la plage en tous sens.
Leurs essais dépassèrent tout ce qu'ils avaient réalisé auparavant. Ils ne cherchaient plus désormais à battre des records de distance. Leur but était d'augmenter la durée des glissades. Au cours de ce premier jour, le lundi 28 septembre, Wilbur et Orville accomplirent quelque 75 glissades, par des vents variables; durant un vol plané d'à peine 16 mètres, Wilbur resta suspendu en l'air pendant le temps incroyable de 26 secondes et 2/5. De nouveaux records furent établis les jours suivants, et, après avoir procédé à quelques petites mises au point au niveau de la queue de l'appareil et du système de gauchissement, chacun des frères réussit à effectuer des glissades de plus d'une minute. Entre deux séances d'entraînement ils flânaient jusqu'à la station de sauvetage de Kill Devil, écrivaient lettres ou cartes postales, et poursuivaient la construction de leur hangar.
Le jeudi 8 octobre, juste avant qu'il soit terminé, Dan Tate et deux habitants de Kitty Hawk arrivèrent avec le reste du matériel. A peu près au même moment, de lourds nuages noirs apparurent à l'ouest et des vents de 50 à 65 km/h balayèrent le campement. Les hommes montèrent rapidement les gonds de la nouvelle porte, et achevèrent leur travail juste avant le début de la tempête. La pluie tomba à seaux, et le vent se déchaîna toute la nuit.
Le lendemain, alors que le vent forcissait, les frères déballèrent les caisses nouvellement arrivées et se mirent à monter leur machine propulsée en commençant par le plan supérieur. A peine avaient-ils commencé que l'eau vint envahir le sol; la tempête devait atteindre 120 km/h.
Durant toute la fin de la semaine, le vent et la pluie continuèrent et la tempête ne se calma que le lundi. Le temps n'entrava guère les plans des frères Wright: le hangar terminé, ils pouvaient y rester pour travailler à leur machine. Mais la tempête leur rappela que l'hiver approchait, risquant de couper court à leurs expériences. Et sans doute se demandaient-ils où en était Langley, dans sa propre course au vol piloté et propulsé.
Ils s'inquiétaient à juste titre. Tandis que Manly mettait au point le moteur, Langley et son équipe avançaient dans leur difficile tâche de construction d'un «Aerodrome» en vraie grandeur. Depuis le mois de juillet, des rumeurs circulaient sur l'imminence du lancement, et Wilbur avait fait remarquer à Chanute qu'il serait «intéressant» d'en apprendre davantage sur la machine de Langley, afin de calculer ses chances de succès. Langley avait travaillé dans le plus grand secret, et les descriptions des journaux paraissaient si farfelues que Wilbur perdit tout espoir d'évaluer les chances de l'«Aerodrome». Mais il dut se souvenir, non sans humour, de la curiosité qu'avait manifestée jadis Langley à propos de leurs courbures d'ailes et de leur système de commandes.
Wilbur et Orville, isolés dans la tempête de Kitty Hawk, apprirent avec près d'une semaine de retard la tentative de lancement de Langley et son échec cuisant, le 7 octobre. Ils n'étaient pas hommes à se réjouir du malheur des autres, mais ils se sentirent franchement soulagés à l'idée que Langley, malgré son avance et les ressources substantielles dont il disposait, n'avait pas réussi à les battre. Persuadé qu'il n'entendrait plus parler de «I'Aerodrome», Wilbur écrivit à Chanute: «Je vois que Langley a tenté sa chance, et qu'il a échoué. C'est à notre tour maintenant, et je me demande si nous réussirons.»
George Spratt, qui ne voulait pas manquer le moment où les Wright essaieraient leur machine propulsée, se présenta pour sa visite annuelle le 23 octobre. Il apportait avec lui un temps pluvieux et glacé, mais les frères disposaient, pour lutter contre le froid, d'un poêle à bois fabriqué avec un grand bidon, et procédèrent assez rapidement à l'assemblage de leur nouvelle machine. Ils purent même pratiquer quelques glissades supplémentaires avec le planeur de 1902. C'est alors que Chanute transmit des nouvelles alarmantes. Langley devait présenter le 8 novembre une requête en vue d'obtenir des subsides supplémentaires pour la poursuite de ses travaux. Il y avait tout lieu de croire qu'il obtiendrait l'argent; et l'on pouvait être sûr qu'il se livrerait à de nouveaux essais sur son « Aerodrome ».
Saisis encore une fois par la crainte de voir leurs propres efforts annihilés par un succès de Langley, les Wright modifièrent leurs plans en catastrophe. Leur intention première avait été d'essayer leur appareil de 1903 sous forme de planeur avant d'y adapter le moteur. Ils abandonnèrent dès lors ces sages résolutions, et le lendemain, 2 novembre, Orville nota brièvement dans son journal que Wilbur et lui «avaient commencé à poser le moteur».
Le propulseur ne constituait pas leur seul sujet de préoccupation. A vide, la machine pesait quelque 274 kg, et son poids était trop élevé pour que des opérateurs au soi puissent la lancer. Un train d'atterrissage à roues ne servirait à rien sur le sable; l'appareil continuerait à atterrir sur ses patins habituels. Mais, pour les décollages, ils décidèrent d'utiliser un petit chariot se déplaçant sur un rail de bois de 18 mètres de long dirigé face au vent.
Spratt pensait que les Wright commettaient une imprudence. Mais cela ne l'empêcha pas de se rendre utile, et le 4 novembre il installa la piste de lancement. Maintenant les Wright travaillaient fiévreusement, et le lendemain la machine se trouva prête; ils effectuèrent les essais de moteur au sol.
On n'aurait pu imaginer pires résultats. Le moteur cracha et pétarada; les hélices s'emballèrent. Elles finirent même par se détacher, endommageant les arbres. Orville se lamentait à l'idée d'avoir à attendre au moins 10 jours avant de pouvoir tenter un nouvel essai. Spratt, persuadé désormais que les Wright ne réussiraient pas, repartit pour Dayton dans l'après-midi, emportant avec lui les arbres des hélices afin de les faire réparer par Charlie Taylor.
Chanute arriva le lendemain pour une visite de 6 jours. Il était loin de partager le pessimisme de Spratt; quelques semaines plus tard il lui écrivait même que la machine des Wright constituait à son avis «l'appareil le plus prometteur qui ait jamais été réalisé». Les Wright faisaient tout leur possible pour se montrer à la hauteur. En attendant l'arrivée des pièces réparées, ils se livrèrent à des calculs supplémentaires pour évaluer les performances des hélices, retendirent le haubannage de la voilure et essayèrent le rail de lancement à l'aide du planeur de 1902. Profitant de ce repos forcé, Orville se remit à l'étude du français et de l'allemand; les deux frères passaient le temps à lire, à s'inquiéter, à se quereller et à fendre du bois.
L'hiver s'installait pour de bon. Le matin, l'eau gelait dans les flaques et dans leur cuvette de toilette. Certains jours, les frères ne pouvaient travailler, tant leurs doigts étaient engourdis. Le temps ne se montrait guère propice aux essais en vol, et les Wright espéraient seulement que Langley ne bénéficiait pas de meilleures conditions atmosphériques sur son terrain de lancement du Potomac, à 300 km au nord des sables de Kitty Hawk.
Le vendredi 20 novembre, l'arrivée des arbres d'hélice et de vivres les réconforta. Après le repas, les frères montèrent à nouveau les hélices pour les tester, mais ils s'aperçurent cette fois que les pignons d'entraînement des chaînes n'étaient pas liés aux arbres, ce qui empêchait les hélices de tourner. «Le jour s'achève dans la plus noire mélancolie», nota Orville dans son journal ce soir-là.
Le lendemain leur mélancolie s'effaça quelque peu, quand ils eurent l'idée d'employer une colle spéciale qu'ils utilisaient normalement pour fixer les pneumatiques de bicyclette sur leurs jantes. «Grâce à la colle d'Arnstein», écrivit Orville à Charlie Taylor, «nous avons fixé ces pignons si solidement que je doute fort qu'ils puissent se décoller à nouveau. Moteur et hélices, ajoutait-il, se sont comportés à merveille au cours d'essais statiques.»
Les frères avaient décidé de procéder à leur première tentative de vol le 25. Mais au moment où ils se préparaient à sortir la machine du hangar, une petite pluie glacée se mit à tomber. La température, déjà très froide, baissa encore tandis qu'un vent violent de 40 km/h commençait à souffler du nord. Pendant deux jours les Wright restèrent enfermés, pelotonnés contre leur poêle de fortune.
Le 28, un samedi, la chance parut se mettre de leur côté. Le temps s'adoucit, le vent tomba, et les frères se préparèrent à nouveau pour leur vol d'essai. Ils passèrent la matinée à tester le moteur, et tout semblait avoir fonctionné à merveille quand, au sixième ou septième essai, ils décelèrent quelque chose d'anormal au niveau d'un arbre d'hélice. Un examen plus approfondi permit de découvrir qu'une fissure était apparue dans le métal.
Ce nouvel accident semblait signifier le désastre. L'hiver approchait, et avec lui disparaissaient les dernières chances d'obtenir des conditions atmosphériques favorables au vol. Les frères n'avaient aucune nouvelle de Langley, mais ils le croyaient toujours dans la course. Il n'y avait pas de temps à perdre. Orville partit le lundi matin pour Dayton. Il comptait revenir le plus vite possible avec de nouveaux arbres d'hélice plus résistants, en acier trempé.
Et en effet Langley était toujours en lice. Il se préparait activement à réaliser une seconde tentative de lancement de son «Aerodrome» piloté. Insensible aux railleries de la presse, et grâce aux fonds complémentaires accordés par la Smithsonian Institution, il avait ordonné la réparation de sa machine endommagée; son équipe travaillait d'arrache-pied depuis plusieurs semaines à la remettre en état et à en modifier le système de lancement, cause selon lui de l'échec du mois d'octobre. Langley était bien décidé à réussir un vol au prochain essai.
Le 8 décembre 1903, à Washington, le temps ne se montrait guère propice à un décollage. L'hiver s'était installé, et le Potomac charriait des blocs de glace. Mais le ciel était dégagé, et Langley ne pouvait se permettre d'attendre plus longtemps. Il avait épuisé ses derniers subsides, et ne pouvait ajourner l'essai de l'«Aerodrome» reconstruit.
Pour gagner du temps, la maison flottante n'avait pas été ramenée à son site habituel de Wide Water, en Virginie. On l'avait remorquée jusqu'au confluent du Potomac et de l'Anacostia. En fin d'après-midi, l'«Aerodrome» se trouvait sur les lieux, prêt à décoller. Le vent soufflait à plus de 40km/h et l'obscurité hivernale commençait à tomber quand Charles Manly, revêtu de longs sous-vêtements et d'un gilet de sauvetage, monta dans l'habitacle du pilote et emballa le moteur pour une dernière vérification avant l'envol.
Des observateurs militaires, des reporters, un médecin et quelques curieux se tenaient à proximité. Pour Langley, la tension devenait presque insupportable. Agé de 69 ans, il avait consacré 17 années de sa vie à la mise au point d'une machine propulsée. L'enjeu était considérable; l'appareil devait voler.
A 16 h 45, la catapulte précipita l'« Aerodrome » en direction du ciel obscurci. La machine fit un bond en hauteur avant d'atteindre l'extrémité du rail; puis elle se cabra, sa queue se plia et cassa. L'« Aerodrome » tomba en arrière dans le fleuve, à quelques mètres de la maison flottante. Manly plongea, les pieds en avant, cramponné à l'habitacle, luttant contre la machine qui l'entraînait vers le fond. Son gilet de sauvetage s'accrocha à une pièce métallique, et il eut besoin de toute sa force pour l'arracher et se libérer avant que ses poumons ne s'emplissent d'eau glacée. Puis il plongea, s'éloigna de l'appareil à la nage et, faisant surface, heurta de la tête un bloc de glace. Quelques instants plus tard il était hissé à bord de la maison flottante; tandis que le médecin l'enroulait dans des couvertures et lui administrait une rasade de whisky, il manifestait sa déception en bredouillant une bordée de jurons.

La queue arrachée et prête à tomber, l'"Aerodrome" de Samuel Langley se redresse avant de sombrer dans le Potomac, le 8 décembre 1903. Cet échec, le second en deux mois, mit fin à ses recherches aéronautiques.

Une fois de plus, l'«Aerodrome» avait échoué. Ridiculisé par la presse, Langley, découragé, maintint que la faute provenait encore du système de lancement. En fait, et ni Langley ni les Wright ne le savaient à l'époque, le lourd appareil n'aurait jamais pu voler. Instable, incontrôlable et sous-motorisé malgré le magnifique propulseur conçu par Balzer et Manly, l'«Aerodrome» était condamné dès le départ à s'abîmer dans le fleuve.
Dans certains milieux, l'échec de l'«Aérodrome» vint conforter l'opinion selon laquelle le vol du plus lourd que l'air n'était pas à la portée de l'homme. «Le lamentable fiasco que Langley vient de connaître dans sa tentative de navigation aérienne était tout à fait prévisible», nota un éditorialiste du New York Times. «C'est seulement dans 10 millions d'années, et grâce à l'effort conjugué des mathématiciens et des mécaniciens, qu'on parviendra à réaliser une véritable machine volante.»
Les Wright étaient résolus à prouver le contraire. Orville revint à Kitty Hawk avec ses nouveaux arbres d'hélice le vendredi 11 décembre. Il avait appris dans le train le second échec de Langley et, lorsque Wilbur sut la nouvelle, les frères réalisèrent qu'ils restaient seuls en course. Ils étaient maintenant les seuls au monde à pouvoir prouver que les sceptiques avaient tort, et à avoir quelque chance de voler dans un avenir proche.
Ils ne perdirent pas de temps. Langley n'était plus un rival, mais ils devaient encore tenir compte de l'assaut menaçant de l'hiver. En outre, ils espéraient passer la Noël en famille. Le samedi, les frères montèrent les arbres d'hélice et sortirent la machine du hangar. Le temps était assez doux mais le vent trop faible pour voler. Les Wright placèrent alors l'appareil sur son chariot et le firent courir le long du rail, pour juger de la rapidité d'une manoeuvre à la main. Tout marchait bien, quand la queue accrocha l'extrémité du rail et se brisa. Ne pouvant plus rien tenter pour ce jour, les frères poussèrent à nouveau leur machine dans son abri.
La semaine suivante, ils se mirent à l'ouvrage avec une ardeur renouvelée. Ils passèrent la matinée du lundi à remettre en état la queue de l'appareil. Le temps était beau et clair, mais le vent trop faible pour exécuter un décollage en terrain plat; ne voulant pas perdre cette occasion de voler, les frères décidèrent de lancer la machine le long de la pente de Big Hill. En début d'après-midi, ils attachèrent un fanion au toit du hangar, signal convenu à l'avance avec l'équipe de la station de sauvetage, pour la prévenir qu'un essai allait être mené, et déplacèrent le lourd engin jusqu'à la grande dune en le faisant rouler le long de son rail, qu'ils avançaient au fur et à mesure de leur progression.
Cinq hommes de la station de sauvetage arrivèrent à temps pour aider les frères à hisser le rail quarante cinq mètres plus haut et à y installer la machine. Et deux petits garçons qui étaient accourus pour contempler l'étrange bête ailée, posée au sommet de la dune, restèrent là à écarquiller les yeux, jusqu'au moment où, le moteur démarrant dans un bruit assourdissant, ils effectuèrent, comme le note Orville, «une retraite précipitée».
Les Wright tirèrent à pile ou face pour décider qui effectuerait le premier vol. Wilbur gagna, et prit place sur le plan inférieur. Tandis qu'Orville maintenait l'extrémité droite de l'aile afin d'assurer l'équilibre de la machine, Wilbur libéra le câble de retenue, et l'appareil se mit à rouler avec tant d'aisance qu'Orville le laissa poursuivre seul sa course. Tous les regards étaient fixés sur la machine lorsqu'elle quitta la piste 1 ou 2 mètres avant de parvenir à son extrémité. Orville déclencha son chronomètre. L'appareil s'éleva brusquement en un bond jusqu'à une hauteur de près de 4,60 mètres.
Mais l'avant était trop redressé. Wilbur, ignorant comment réagissaient les commandes de profondeur de la machine propulsée, était monté trop brusquement. La perte de vitesse était inévitable, 3 secondes et demie plus tard, l'appareil laboura le sable à quelque 32 mètres de l'extrémité de la piste; l'aile gauche, le gouvernail de profondeur et l'un des patins encaissèrent tout le choc. Malgré cette mésaventure, les frères ne se montrèrent nullement abattus. «Le décollage s'est révélé un jeu d'enfant», écrivit Wilbur ce soir-là. « La puissance est largement suffisante , et à part une légère erreur, due à notre inexpérience de cet appareil et de son mode de lancement, la machine aurait dû voler magnifiquement. Il ne fait maintenant aucun doute que nous réussirons.» Les Wright étaient arrivés au seuil d'une grande aventure et, visiblement, ils en avaient conscience.

Kill Devil Hill, Caroline du Nord, le 14 décembre 1903 : Wilbur Wright est couché, aux commandes de son appareil à moteur. Cette première tentative se solda par un échec. Trois jours plus tard cependant, les deux frères étaient prêts pour un nouvel essai.

Le mercredi matin, les dégâts furent réparés. Bénéficiant de vents forts, les Wright installèrent cette fois leur piste de lancement en terrain plat, juste à la porte du hangar, et placèrent leur machine en position de départ. Mais le vent tomba avant qu'ils aient terminé leurs préparatifs, et après plusieurs heures d'attente, ils durent abandonner et rentrer l'appareil.
Le jeudi matin, 17 décembre 1903, le temps ne semblait guère propice à un essai en vol. Les flaques avaient gelé, et le vent du nord soufflait à près de 40km/h. Mais l'hiver était là, et il fallait bien accepter les jours comme ils venaient. De bon matin ils sortirent leur machine, et hissèrent le signal habituel annonçant qu'ils allaient entreprendre un nouvel essai.
A 10 h 30, les frères avaient installé le rail de lancement, face au vent du nord, et 5 observateurs arrivèrent de la station de sauvetage. Tandis que le moteur pétaradait dans l'air glacial, Wilbur et Orville, vêtus comme à l'accoutumée de bleus de travail, casquettes à visière, cravate et col blanc empesé, se retirèrent à l'écart. Après quelques minutes de discussion sérieuse, les frères se serrèrent la main; on aurait dit, rapporta plus tard un spectateur, «qu'ils n'étaient pas certains de se revoir». Puis Wilbur, qui avait pris les commandes trois jours plus tôt, regarda son frère se diriger à pas pressés vers la machine et se glisser à la place du pilote. Les hommes de la station de sauvetage lancèrent des acclamations et des applaudissements d'encouragement. Il était 10 h 35.
Orville écouta le cliquètement du moteur et le sifflement des hélices, et sentit sous lui d'étranges vibrations. Il libéra le câble de retenue, et la machine se laissa aller lentement en avant contre un vent de 43 km/h, tandis que Wilbur courait sans difficulté à ses côtés, maintenant l'extrémité de l'aile droite. L'appareil atteignit une vitesse d'une quinzaine de kilomètres/heure avant de s'élever dans les airs à environ 12 mètres de la fin de la piste. Orville redressa le gouvernail de profondeur, et la machine fit un brusque bond en l'air de 3 mètres, piqua du nez, monta à nouveau, puis fonça vers le sol à un peu plus de 30 mètres de l'extrémité du rail. Entraînant derrière lui la petite troupe des spectateurs, Wilbur se précipita, à travers les tourbillons de sable, jusqu'à l'endroit où la machine s'était posée.
Certains observateurs auraient pu se demander à quoi rimait cette brusque excitation. Après tout, plusieurs fois dans le passé, les Wright avaient réalisé des glissades qui dépassaient les 36,50 mètres couverts en 12 secondes par la machine propulsée. Et tout en se félicitant mutuellement, Wilbur et Orville ne témoignaient curieusement aucune émotion. Mais les Wright avaient bien conscience de ce qu'ils venaient d'accomplir. Le vol avait été bref, mais, ainsi que l'écrivit plus tard Orville, «c'était la première fois dans l'histoire qu'une machine propulsée et pilotée s'était élevée dans l'air par sa propre force, s'était déplacée sans réduction de vitesse, et avait finalement atterri au même niveau que son point de départ».
L'un des témoins de la station de sauvetage se montra plus expressif. «Ils ont réussi!» s'écria-t-il quand il entra en coup de vent dans le bureau de poste pour annoncer la nouvelle. «Que je sois pendu s'ils n'ont pas volé!»

Les frères Wright n'en avaient pas pour autant terminé. Quatre fois de suite ce matin-là, ils prirent l'air. Finalement, Wilbur parcourut 259,68 mètres en l'espace de 59 secondes, mais il atterrit durement, endom- mageant le gouvernail de profondeur. Avec l'aide des observateurs de la station de sauvetage, les deux frères ramenèrent la machine au camp, dans l'intention d'en réparer le gouvernail et de poursuivre les vols. Mais tout à coup une rafale de vent enveloppa l'appareil et le souleva du sable. Tout le monde se rua à la poursuite de la machine, qui roulait dans le vent; quand enfin elle s'arrêta, elle se trouvait dans un tel état qu'il n'était plus question de la réparer immédiatement.
Les Wright dissimulèrent leur déception. En fin d'après-midi ils envoyèrent un télégramme à leur père pour l'informer de leur réussite. Le lendemain, ils entreprirent de démonter l'appareil endommagé et se préparèrent à rentrer à Dayton, «conscients que l'ère de la machine volante était enfin arrivée».

Le monde entier apprit la venue de cette ère nouvelle à travers les récits erronés des journaux qui parurent les jours suivants. L'un d'entre eux racontait même que l'appareil était doté d'une paire d'hélices à 6 pales et avait volé sur 5 km. Les Wright rétablirent une partie de la vérité le 5 janvier 1904, en faisant paraître un bref communiqué décrivant leurs vols réussis. Mais ils ne soufflèrent mot de leur appareil, qu'ils avaient baptisé Flyer. Ils l'avaient conçu et construit à leurs frais, disaient-ils, et n'avaient nullement l'intention «d'en fournir des reproductions ou des descriptions détaillées».
Les frères tentèrent plutôt de mettre au point une version améliorée de la machine, capable de surclasser les performances réalisées à Kitty Hawk. Au milieu de l'année 1904, le Flyer, mis en caisses et placé dans un hangar situé derrière l'atelier de Dayton, appartenait au passé, et Flyer II survolait paisiblement une prairie à quelque 13 km de là. A présent les inventeurs connaissaient parfaitement le maniement de leur machine; ils n'avaient plus besoin des vastes espaces, des vents forts et des sables moelleux de Kitty Hawk.
Les Wright avaient choisi comme nouveau terrain de vol le territoire d'une vaste ferme laitière, propriété de Torrence Huffman, banquier à Dayton. Le pâturage, connu sous le nom de Huffman Prairie, s'étendait sur 100 acres, clôturé sur deux côtés par des bosquets. Les deux frères y venaient travailler quotidiennement de la maison familiale de Hawthorn Street; ils dressèrent à une extrémité de la prairie un hangar en bois pour y construire leur machine. Flyer II possédait un poids supérieur, une structure plus résistante et un moteur plus puissant que son prédécesseur. En outre, la courbure de l'aile avait été diminuée, et les commandes de profondeur disposées différemment autour du pilote, pour en faciliter la manipulation.
En dépit de sa conception moderne, le nouveau Flyer réalisa des performances plutôt décevantes, tout au moins aux yeux de la poignée de reporters et de témoins divers conviés à assister à ses essais en vol à la f in mai 1904. Deux fois de suite les invités attendirent de voir le Flyer II en action, mais des vents contraires, des pluies fines et un moteur défaillant s'unirent pour limiter les performances de l'appareil à un vol sans éclat d'à peine 9 mètres. Naturellement, les journaux ne firent pas grand cas du Flyer.
Les Wright s'en accommodèrent. Les reporters avaient eu leur chance et vraisemblablement ils ne viendraient plus rôder autour d'Huffman Prairie en quête d'histoires sensationnelles susceptibles d'exciter la curiosité. Quelques mois plus tard, quand on apprit que les Wright réalisaient des vois de plusieurs minutes de durée, les inventeurs ne reçurent toujours pas la visite de la presse. «Ils savaient que les dirigeables exécutaient des vols plus longs, et, comme ils étaient incapables de différencier un ballon d'une machine volante, ils n'ont manifesté aucune curiosité», diront plus tard les deux frères à propos des journalistes.
Travaillant désormais sous les seuls regards de quelques amis ou relations de passage, les Wright se lancèrent dans le perfectionnement de leur Flyer. Au cours du printemps et de l'été ils exécutèrent plusieurs vols d'essai de 396 et 427 mètres, tout en acquérant une maîtrise parfaite des commandes.
Au début de septembre ils mirent au point un système destiné au lancement du Flyer, par tous les temps et à grande vitesse. Charlie Taylor, qui participa à sa construction, en fit la description suivante: «Un rail en bois à l'extrémité duquel se dressait un pylône. Nous hissions de lourds poids au sommet de ce pylône, à l'aide de câbles qui, par l'intermédiaire de poulies, passaient sous le rail et venaient s'attacher à l'appareil. Lorsqu'on libérait les poids, la machine était projetée en avant.»
Après quelques jours d'entraînement, le pylône de lancement permit aux frères Wright d'améliorer considérablement leurs performances. Le 20 septembre Wilbur, survolant à faible hauteur Huffman Prairie, exécuta le premier vol en circuit fermé jamais réalisé par une machine volante, couvrant la distance record de 1200 mètres en 1 minute 35 secondes et 2/5.
En ce jour sombre et pluvieux se trouvait parmi les spectateurs un certain Amos I. Root, venu en voiture depuis Medina, dans l'Ohio, à 250 km de là, pour assister aux performances des Wright. Apiculteur et directeur d'une revue intitulée Gleanings in Bee Culture (En glanant dans l'apiculture), Root contempla, ébahi, le vol en circuit fermé du Flyer. Ce fut, comme il le rapporta à ses lecteurs dans son numéro du 1er janvier 1905, comme un conte des Mille et Une Nuits, l'une des visions les plus spectaculaires de sa vie. «Imaginez-vous», écrivait-il, «une locomotive qui a quitté ses rails et monte vers le ciel dans votre direction, une locomotive sans roues, mais dotée d'ailes blanches... ! Eh bien! maintenant, imaginez-vous que cette blanche locomotive, dont les ailes mesurent chacune 6 mètres de long, se dirige droit sur vous dans le bruit assourdissant de ses hélices, et vous aurez une idée de ce que j'ai vu.»
Le récit pittoresque de Root constituait la première description d'un aéroplane en plein vol. L'exploit pouvait paraître extraordinaire car, à cette époque, d'autres luttaient encore en vain pour soulever dans les airs un appareil propulsé; mais il s'agissait là d'une simple étape dans la progression des Wright. Quelques mois plus tard, les deux frères réalisèrent une version encore plus performante de leur première machine volante, et ses caractéristiques furent copiées par la suite par des générations de constructeurs. Le Flyer III s'envola en juin 1905, et subit une série de perfectionnements qui aboutit à la mise au point définitive du système de commandes. A partir du mois de septembre, les frères commencèrent les tests d'endurance. Chaque jour, les records tombaient. Le 26 septembre, 18 km en 18 minutes 9 secondes. Le 29 septembre, 19,3 km en 19 minutes 55 secondes. Le 3 octobre, 24,5 km en 25 minutes 5 secondes. Le 4 octobre, 33,4 km en 33 minutes 17 secondes. Le 5 octobre, le vol le plus long de l'année, 38,9 km en 38 minutes 3 secondes, s'acheva par manque d'essence.
Le premier Flyer construit deux ans auparavant était devenu un véritable aéroplane. En moins de 10 années d'études et d'expérimentations, Wilbur et Orville Wright avaient découvert les secrets du vol, réalisant ainsi le plus vieux rêve de l'humanité. Plusieurs années devaient encore s'écouler avant que l'on en prît conscience. Mais nul ne pouvait arrêter le temps ni effacer les empreintes laissées sur le sable de Kitty Hawk. Plus jamais le monde ne serait le même.