Londres / Manchester
Le 28 avril 1910, Louis Paulhan
décolle de Lichfield pour la deuxième
étape de la course Londres-Manchester.
Lorsqu'en 1906 le Daily Mail de
Londres avait offert 10000 livres pour la première liaison
aérienne entre Londres et Manchester, villes distantes de près
de 300 kilomètres, il aurait aussi bien pu proposer une course
jusqu'à la lune. A l'époque, seul Santos-Dumont avait fait
voler en Europe un plus lourd que l'air sur à peine 220 mètres.
Mais au début de l'année 1910, les étonnants progrès de
l'aviation mirent le prix du Daily Mail
à la portée des pilotes. Le premier à tenter l'aventure fut un
jeune Anglais intrépide, Claude Grahame-White, nouveau venu dans
ce domaine.
Grand, élégant, distingué et sportif accompli, il était aussi
à son aise au volant d'une voiture de course qu'à une table de
jeu de Monte Carlo. C'était également un homme d'affaires
avisé qui avait fondé à Mayfair, le quartier élégant de
Londres, une agence de ventes d'automobiles qui prospéra
rapidement.
Son intérêt pour l'aviation datait de la traversée de la
Manche par Blériot au cours de l'été 1909. Il avait alors
dévoré tous les articles consacrés à cet exploit et était
allé voir l'avion exposé aux grands magasins Selfridge's.
Quelques semaines plus tard il partait assister à la Semaine de
Reims après avoir annoncé à ses employés: «Ne soyez pas
surpris si je reviens en avion.»
A Reims, il obtint l'autorisation de pénétrer dans les hangars
et le quartier des pilotes, se présenta aux aviateurs, examina
leurs appareils et, finalement, commanda un Blériot, passa huit
semaines à l'usine Blériot, participant personnellement à la
construction de son avion. Quand celui-ci fut terminé, il
effectua quelques essais au sol puis décolla seul pour son
premier vol, sans avoir pris une leçon.
En février 1910, Grahame-White possédait à Pau une école de
pilotage disposant de six Blériot XI d'entraînement pour huit
élèves. Il souhaitait la transférer en Angleterre au printemps
et s'engagea dans la course Londres-Manchester afin de
bénéficier de la publicité indispensable au lancement de son
projet.
Le règlement stipulait que les 297 kilomètres du parcours
devaient être couverts en 24 heures, et en trois étapes au
maximum. Comme cela semblait irréalisable avec le petit Blériot
et son moteur Anzani, Grahame-White, après avoir pris contact
avec les constructeurs, acheta un autre avion français, un
biplan Farman à moteur rotatif Gnome. Après une mise au courant
d'une demi-heure à l'usine, il effectua un vol de 80 minutes et
se déclara prêt à prendre le départ.
Il décolla le 23 avril 1910 au petit matin, d'un ancien champ de
foire à l'ouest de Londres et se posa deux heures plus tard à
Rugby, sa première escale, après avoir parcouru 133
kilomètres. Mais au cours de l'étape suivante, il affronta un
vent contraire et glacé qui réduisait par moments sa vitesse à
une quinzaine de kilomètres/heure. Il poursuivit néanmoins sa
route, grignotant peu à peu les kilomètres. Au bout d'une
heure, des ennuis de soupapes l'obligèrent à se poser près de
Lichfield. Cependant la panne fut vite réparée et, comme il
n'était plus qu'à 110 kilomètres du but, tout semblait aller
pour le mieux. En attendant que le vent tombe un peu, il déjeuna
et fit une sieste, comptant arriver facilement à Manchester
avant la nuit.
Mais le temps se gâta et, quand il s'éveilla à 16 heures, le
ciel était noir et le vent soufflait en tempête. Il attendit en
vain une accalmie pendant toute la nuit et, finalement, dut se
reconnaître vaincu par les éléments; il n'avait plus aucune
chance de terminer la course dans le délai prescrit de 24
heures. Le jour suivant, le vent lui joua un dernier tour en
retournant son appareil mal arrimé, déchirant la toile, brisant
les longerons et les mâts des ailes. Le temps de ramener l'avion
à Londres afin de le faire réparer en prévision d'une nouvelle
tentative, Louis Paulhan arriva pour disputer, lui aussi, le prix
du Daily Mail. Les
Farman des deux aviateurs avaient des profils d'aile et de queue
légèrement différents mais, cela mis à part, ils étaient
semblables. L'affrontement imminent entre un Français et un
Britannique sur deux avions identiques dans la première course
en rase campagne du monde réveilla les ardeurs patriotiques dans
les deux pays. Grahame-White en eut la preuve en recevant ce
télégramme: «Tous les Anglais vous regardent. Gagnez la course
pour sauvegarder l'honneur de la Vieille Angleterre.»
Mais la chance continuait à ne pas lui sourire. Le 27 avril, en
fin d'après-midi, alors qu'il faisait un somme, exténué par
deux jours et deux nuits de travail sur son appareil, un
mécanicien fit irruption dans la chambre de son hôtel situé
aux abords de Londres avec des nouvelles propres à le
réveiller: Paulhan, profitant d'une accalmie, venait de
décoller d'un terrain au nord de la capitale. Grahame-White se
précipita, mais plus d'une heure se passa en préparatifs avant
que l'avion soit suffisamment prêt pour prendre l'air à son
tour.
Paulhan avait frété un train spécial pour le guider sur la
route de Manchester; un morceau d'étoffe blanc flottait sur le
dernier wagon et madame Paulhan, penchée à une fenêtre,
agitait un mouchoir. A l'intérieur, Henry Farman consultait
cartes et chronomètres tandis que les journalistes griffonnaient
des télégrammes pour leurs journaux, qu'ils lançaient sur le
quai des gares traversées. Paris, Londres et les autres
capitales attendaient fébrilement les nouvelles et, en Russie,
le tsar lui-même avait demandé à être tenu informé. A New
York, l'Evening Post
sortit avec une manchette saluant en cette course «non celle du
siècle, mais celle des siècles».
Grahame-White, en poussant son Farman jusqu'à 65 km/h, réussit
à ramener de 71 à 65 minutes seulement l'avance de son
adversaire. A la nuit tombante, il se posa dans un champ près du
village de Roade et alla se restaurer dans une maison voisine.
Paulhan, lui, avait atterri 92 kilomètres plus loin, à
Lichfield (où son rival avait été contraint à l'abandon lors
de sa première tentative). L'Anglais, après avoir tenu un
conseil de guerre avec ses amis et des journalistes, prit
l'audacieuse décision de voler de nuit pour battre le Français.
C'était une initiative hasardeuse. Henry Farman avait volé au
crépuscule à Reims et, en Californie, Charlie Hamilton avait,
à minuit, survolé le temple de théosophie de Madame Tingley
pour lui monter un canular, mais jamais personne n'avait
effectué un long vol de nuit en rase campagne, sans repères.
Grahame-White ne possédait pas d'altimètre, l'horizon ne serait
pas visible, et si son moteur venait à lâcher, il était bel et
bien perdu.
Néanmoins, à 2 h 54, il décolla ; des phares d'automobiles et
des lanternes de bicyclettes éclairaient une haie qu'il devait
franchir, et un peu plus loin, à un croisement, deux amis
l'attendaient dans une automobile White à vapeur pour lui
indiquer la route. «Nous entendîmes un bourdonnement
lointain», raconta l'un d'eux. «Il s'amplifia et brusquement,
de l'autre côté des champs, nous aperçûmes un anneau de feu
se déplaçant dans l'obscurité. Sur le coup, je ne compris pas
ce que c'était, puis je me rendis compte qu'il s'agissait de
l'échappement du Gnome rotatif, une flamme rouge dans la nuit,
qui créait cet étrange anneau de lumière. L'aéroplane
s'approchait comme un gros oiseau de nuit. Je distinguais la
silhouette du pilote entre les ailes. Il nous salua de la main,
nous rejoignit et passa presque au-dessus de nos têtes pendant
que nous filions sur la route.»
Ce fut alors au tour de Paulhan de se voir tiré de son sommeil
pour apprendre que son rival l'avait pris de vitesse. Il était 4
heures passées quand il s'envola, toujours guidé par son train
spécial. Pendant ce temps, Grahame-White luttait contre le vent
qui s'était levé à l'approche de l'aube. Son appareil
«sautait et dansait», ballotté avec tant de violence qu'il se
retrouva un moment donné dans la direction de Londres. Au bout
de quelque temps, épuisé, il renonça à une lutte qui se
révélait inutile. Il posa son avion près d'une voie ferrée et
sauta à terre afin de le retenir et de l'empêcher de se faire
culbuter par le vent en attendant que ses amis arrivent pour lui
prêter main-forte.
A 60 km devant lui, Paulhan, pilote plus expérimenté, tentait
de passer au-dessus des turbulences. «Mon appareil s'éleva
brutalement puis retomba si rapidement que je fus presque
arraché de mon siège», raconta- t-il. «J'avais mal au bras à
force de serrer le manche. Je grimpai à plus de 300 mètres dans
l'espoir de trouver une zone plus calme, mais le vent me
poursuivait.» Il continua pourtant et, à 5 h 25, les
spectateurs qui avaient attendu toute la nuit à la lisière de
Manchester le virent apparaître dans le ciel et préparer son
approche. Transi, il descendit péniblement de son avion en
jurant de ne jamais recommencer, «même pour dix fois 10 000
livres».