Le meeting de Belmont Park (New-York).
" Je vole pour survivre, Si je n'y était pas obligé, je ne le ferais pas. Je suis fataliste. Je crois que l'heure de chacun est fixée d'avance, mais pour ceux qui sont attirés par les jeux du ciel, elle vient très tôt. Le seul moyen de tricher, c'est d'abandonner. Mais s'il est écrit que vous devez continuer, vous ne pouvez lâcher. Je vous le dis, les gens qui viennent nous voir veulent des émotions. Et si nous tombons, croyez-vous qu'ils pensent à nous et pleurent sur notre sort ? Pas du tout. Ils sont bien trop occupés à regarder le suivant et à se demander s'il va rejouer la scène." Tels sont les mots que Johnstone avait écrit pour le Cleaveland Plain Dealer peu avant son dernier vol, trois semaines après le meeting de Belmont Park.
Cette page illustrée du New York Times
montre l'avion de Grahame-White passant devant
les tribunes de Belmont Park à 95 km/h lors de sa victoire dans
la coupe Gordon Bennett.
Le meeting de Belmont Park débuta sous des torrents
d'eau. Les quelques pilotes assez courageux pour braver les
éléments le premier jour virent leurs moteurs tousser, cracher
et s'arrêter, l'allumage noyé. Grahame-White recouvrit le sien
d'une couverture et installa dessous un réchauffeur. Ainsi
dorlotée, la mécanique consentit à se réveiller et l'Anglais
fut une fois de plus le premier à décoller. Les jours suivants,
il y eut, avec l'amélioration du temps, jusqu'à trois ou quatre
avions en l'air ensemble (douze même, une fois) et, assez
d'acrobaties pour tenir la foule en haleine.
Les atterrissages audacieux de Charlie Hamilton arrachaient des
cris aux spectateurs. «A une soixantaine de mètres de
hauteur», raconta un de ses camarades, «il se mettait en
piqué, redressait à environ 1,50 m du sol et s'arrêtait sur la
ligne, juste en face de la grande tribune. Les gens trouvaient
cela formidable. »
Les vedettes de l'équipe Wright étaient Arch Hoxsey, 26 ans et
Ralph Johnstone, 24 ans, baptisés les «Jumeaux célestes» ou
les «Jumeaux de l'espace» par les journalistes. Le premier,
mécanicien et coureur automobile réputé, s'était précipité
chez les Wright pour prendre des leçons de pilotage après avoir
assisté au meeting aérien de Los Angeles en janvier. Johnstone,
de Kansas City, Missouri, était acrobate. Son numéro consistait
à sauter d'un tremplin à bicyclette, exercice si périlleux
qu'un ami lui conseilla de choisir un métier moins risqué.
Johnstone, après réflexion, s'était lancé dans l'aviation.
Les «Jumeaux» remplissaient les colonnes des journaux en se
livrant à un duel impitoyable dans les meetings. De tous les
pilotes des Wright ils étaient les plus téméraires, un peu
trop même au goût de Wilbur. Peu avant la réunion de Belmont
Park, il avait d'ailleurs provisoirement interdit à Hoxsey de
voler pour s'être livré à trop d'excentricités au cours d'un
meeting à Detroit.
Le plus remarquable exploit des «Jumeaux de l'espace» à
Belmont Park n'avait pas été prévu au programme. Pendant
qu'ils s'efforçaient l'un et l'autre de battre le record
d'altitude ils affrontèrent un vent contraire si violent qu'il
les obligea à reculer. Johnstone calcula qu'il volait à une
vitesse relative de 65 km/h contre un vent de 130 km/h. Il
réussit à se poser dans une clairière à 90 kilomètres du
terrain et à amarrer son avion à un arbre avant qu'il ne soit
emporté. Hoxsey, pris dans le même vent, ne parcourut que 40
kilomètres, en arrière lui aussi. C'était, comme le fit
remarquer Wilbur Wright, «le premier vol en rase campagne à
reculons».
Ainsi mise en condition, la foule attendait avec impatience le
principal événement de la réunion, la Coupe Gordon Bennett.
Comme de coutume, Grahame-White fut le premier au départ, suivi
par le Français Leblanc, qui avait protesté en vain contre les
dangers du circuit et qui pilotait lui aussi un Blériot mais
d'une envergure un peu plus faible et muni d'une hélice à pas
plus court. Au 17e tour, le moteur de l'Anglais se mit à
chauffer, roussissant le fuselage. La gorge irritée et la vue
brouillée par la fumée, il parvint cependant à terminer le
parcours, juste au moment où Leblanc. à court d'essence,
accrochait son appareil à l'un des poteaux télégraphiques dont
il avait souligné le danger avant le début de l'épreuve.
Walter Brookins, chef pilote des Wright, préparait son Baby
Grand pour la course quand Leblanc s'écrasa. Il décolla afin de
voir ce qui se passait mais, un fort vent arrière le poussa, il
atteignit 160 km/h et coula une bielle. «Je tentai de me poser
aussi légèrement que possible», raconta-t-il, «mais le
fragile train d'atterrissage ne pouvait supporter cette vitesse
terrifiante.» Le train s'écrasa en effet et le Baby Grand se
mit à faire des tonneaux. «Les trois ou quatre premiers me
suffirent, déclara Brookins. Je sautai et ce qui restait de
l'avion se livra encore à une bonne dizaine de cabrioles.
J'avais voulu aller voir ce qui était arrivé àLeblanc et quand
on l'amena à l'hôpital de campagne, c'est moi qui l'attendais
sur la table d'opération.»
Aucun des deux hommes ne fut gravement blessé mais, le Baby
Grand et le rapide Blériot de Leblanc se trouvant hors course,
nul ne put battre le record de Grahame-White, qui couvrit les 100
kilomètres en 61 mn 4,74s. En fait, trois autres pilotes
seulement terminèrent la course et Moisant, classé deuxième,
mit près d'une heure de plus que le vainqueur, dont 38 minutes
au sol pour réparer.
L'épreuve finale du meeting, une course de 53 kilomètres
au-dessus de la ville et du port de New York avec virage autour
de la statue de la Liberté et retour, provoqua de nouvelles
protestations. Elle n'était ouverte en principe qu'aux pilotes
ayant accompli un vol d'au moins une heure pendant le meeting,
mais comme bien peu d'aviateurs excepté Grahame-White
remplissaient cette condition, les organisateurs déclarèrent
l'épreuve ouverte à tous. L'Anglais déposa une réclamation,
qui fut rejetée, et il envisagea de se retirer. Malgré cette
modification du règlement, il ne se trouva pas assez de
concurrents pour une véritable compétition. La course avait
lieu un dimanche et ni les Wright ni leur équipe ne volaient le
jour du Seigneur; John Moisant était apparemment éliminé
d'avance après avoir démoli son Blériot dans une collision au
sol avec le Farman de Clifford Harmon, et seul restait en lice le
comte Jacques de Lesseps (petit-fils du constructeur du canal de
Suez), de l'équipe Blériot. Mais au dernier moment, Grahame-
White, stimulé sans doute par le fait que son appareil
surclassait celui de Lesseps, décida de prendre le départ lui
aussi.
Entre les deux Blériot, la partie était par trop inégale.
Lesseps décolla le premier mais l'Anglais le dépassa bientôt
et avait 65 secondes d'avance en arrivant près du ballon
attaché à la statue qui signalait le demi-tour. Il termina la
course dans le hurlement des sirènes de bateaux. On le portait
en triomphe autour du terrain, enveloppé dans les plis du
drapeau britannique, quand on annonça par mégaphone que la
compétition n'était pas terminée, John Moisant s'étant
présenté sur la ligne de départ avec un nouveau Blériot à 4
h 06, soit 21 minutes après l'heure officielle fixée pour la
clôture de l'épreuve. Les juges, à cette occasion, avaient
encore pris des libertés avec le règlement.
Moisant, bien qu'il eût perdu son avion dans la collision au
sol, n'avait pas renoncé à la Coupe. Avec son frère Alfred, le
banquier, ils avaient repéré un Blériot en réserve dans le
hangar de Leblanc et décidé de l'acheter. Pendant que John
s'occupait de faire changer les numéros d'immatriculation,
Alfred appela Leblanc à son hôtel de Manhattan pour opérer la
transaction. Le Français, en partie remis de son accident, se
fit conduire en voiture à Belmont Park; après une discussion
serrée, Alfred Moisant finit par lui offrir 10 000 dollars,
somme bien supérieure à ce que valait l'avion, et l'affaire fut
conclue.
Un chèque, emprunté à l'un des spectateurs enthousiastes qui
se pressaient autour d'eux, changea de main et, dix minutes plus
tard, John Moisant roulait jusqu'à la ligne de départ sur le
Blériot dont la peinture des numéros était encore fraîche, et
il décollait. Un frisson d'excitation parcourut la foule pendant
que l'appareil disparaissait à l'horizon: la course pouvait
encore être gagnée par un Américain.
Moins d'une demi-heure plus tard, le Blériot reparut et atterrit
tandis que la foule en délire hurlait sa joie. Après
délibération, les juges annoncèrent que Moisant l'emportait de
43 secondes.
Cette victoire était fort contestable, mais l'enthousiasme des
spectateurs se déchaîna. Wilbur Wright en perdit même son
maintien compassé et, aux dires d'un journaliste britannique, on
le vit «piétiner son chapeau et pousser des cris d'Indien
comanche ». Moisant fut porté en triomphe autour de la piste,
drapé dans le drapeau américain.
Grahame-White était furieux; il exigea que l'on recommence la
course, envoya un télégramme de protestation incendiaire à la
Fédération aéronautique internationale à Paris et offrit
d'affronter Moisant n'importe où pour un enjeu de 10 000
dollars. L'Américain refusa : «Cet homme est décidément le
plus mauvais perdant que j'aie jamais rencontré, dit-il. Je l'ai
battu une fois sur un appareil moins puissant que le sien.
Pourquoi risquerais-je de me rompre le cou pour le battre de
nouveau ?»
Il fallut plus d'un an pour trancher le différend, mais,
finalement, la F.A.I. annula la décision des juges lors d'une
réunion à Rome et, en 1912, au cours d'un dîner de
l'Aéro-Club à New York, Grahame-White reçut enfin son chèque
de 10 000 dollars, accompagné de plus de 500 dollars
d'intérêts.